lundi 26 janvier 2009

Jubilatoire

Parfois, une simple lecture fait redécouvrir des sentiments oubliés. Jouissance de l'esprit, humour subtil, plaisir simple et profond à la fois.
C'est ce que j'ai ressenti à la lecture de "Oh ! les plantes avec les pieds !". Extraordinaire article de Marc Rumelhart dans le numéro double 13 & 14 des Carnets du Paysage. Sortit en 2007, ce numéro a pour thème "Comme une danse" et aborde les nombreux rapports entre le corps et le paysage. L'article de Marc Rumelhart évoque la relation du toucher avec les pieds, et pas seulement du toucher. L'article est sous-titré : "Air à danser oublié".

Les mots sont merveilleusement choisis, chacun à sa placer. Certains sont originaux, à découvrir. Connaissez-vous la "pédotopie" et la "topopédie" ? Marc a d'ailleurs eu la très bonne idée d'ajouter un lexique. On y trouve aussi "caminet", "touradon", urtiçaie" et "polytric".
Les situations du récit sont aussi originales. Etudiants cobayes de toucher délicat et parfois périlleux, déraboulages et autres gassouillages. Botanistes nu-pieds (l'auteur) sur tremblant, montrant des plantes pontonnières dans le Queyras. Mais aussi pieds sur tufs, tourbes, terres gelées, sables et cailloutis ... et j'en passe.

Mais voici plutôt quelques extraits qui j'espère, vont vous donner envie de courir chercher cette article.

"Inutile de bander les yeux du promeneur cobaye : pendant que les pieds, les mollets, les genoux et les cuisses enregistrent leurs données tactiles, musculaires et articulaires, le regard fait son travail et le cerveau range tout cela comme il peut." (p. 133)

et puis

"Le tuf, quoique friable, est une roche. (...) le sable, quoique meuble, voire mobile, est aussi une roche. Eh quoi, prétendez-vous que la tourbe, si molle, voire fluide, est une roche itou ? (...) Quoi qu'il en soit, on aura noté que, géométriquement parlant, tous ces substrats biogènes sont animés d'un processus de gonflement, de bombement. Ce pourrait être un premier théorème de notre science hybride : roches et plantes, agissant de concert, tendent à fabriquer lentement des formes convexes bidonnantes." (p. 140)

et encore

"Puisqu'il est surtout question ici de traverser, il se pourrait que la manière dont les substrat gardent la mémoire de l'empreinte soit un critère plus efficace. Prenez les sables : votre chemin s'y creuse par érosion, son déblai se déplace entièrement (à l'aval, sous vos godasses, sur votre tapis de bain, etc.). A l'autre bout, les éboulis calcaires un peu grossiers : une partie des caillasses déraboule, mais l'essentiel se tasse, s'arrange dans une nouvelle disposition ; plus économe en interstices, cette géométrie reste mouvant, mais à la marge, au point que les nappes fréquentées des 'sentiers' se distinguent, légères concavités linéaires où se concentrent au moins les ascensions." (p. 142)

et toujours

"Existe-t-il plusieurs manière d'écraser ? Le vivant des tufs et le foisonnement du gel produisent-ils des édifices pédotactiles homologues ? Nous manquons de monographies, il faut expérimenter."(p. 144)

et enfin

"Alors nous pourrons expérimenter, puis décrire, formuler, et finalement (pour commencer !) ranger sur l'étagère nos bocaux de perceptions pédestres en les classant bien comme il faut.
- Auriez-vous un échantillon de crissant ?

- Vous pensez au crissant graveleux, ou sableux ?

- Non, je songeais plutôt au crissant agréable, voyez quand il y a des brindilles ...

- Vous voulez dire du crissant organique, peut-être ? Le dernier congrès de pédopédie a rangé cela aux côté de l'émietté, considérant les liens phylogéniques avec le craquant.

- Ah ! ... [Elle réfléchi, dubitative.] Dites, j'aurais bien pris aussi un peu de pitrougne ...
- [Il rit.] On ne dit plus "pitrougne" depuis belle lurette. mais je vois ce que c'est : vous aimez cette boue claire qui s'inflitre entre les orteils, hein ?
- [Elle rougit.] Oui, on ne sait jamais bien quand ça va s'arrêter, mais ça ne craint pas grand chose - sauf à rencontrer une de ces grosses moules d'eau douce. Non, le seul truc qui me gêne, ce sont les herbes.

- Quoi, les herbes ?

- Oui, les herbes du bord : quand elles dépassent, ça va, on voit ce qu'on touche, mais les espèces de nénuphars sans feuilles, là, tout gluant, et les algues, beuh ...

- On fait
des muddy footcakes déglués, vous savez !
- ??

- Oui, sans le toucher végétal. Garantis 'boue minérale'. C'est un label bio.

- Ah ? Je veux bien essayer, tiens. Alors ... donnez-moi une pitrougnette sans gluant, bien affiné ; et deux crissants." (p. 148)

Et ceci n'est qu'un florilège. Au delà de l'humour, des nombreuses références qu'il faut savoir pister, cet article est réellement ludique. Le discours est comme toujours avec Marc Rumelhart, savant et intelligent. Il n'est pas toujours d'une grande simplicité mais subtil et délicat. Bref, un plaisir, je vous disait.



Marc Rumelhart est professeur d'écologie à l'Ecole Nationale Supérieure du Paysage de Versailles. Et il fait ses cours et conférences avec les mains ...

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